XXe siècle n°53

réapparaissent chaque fois sur la scène intime de sa peinture, les mêmes acteurs, et les mêmes actrices auxquels il propose de jouer, avec de subtiles variations, des rôles presque semblables: il change ici la perruque, là le pantalon, la chaussure, ailleurs un chien va s’interposer entre les protagonistes, mais c’est toujours du même jeu psychologique qu’il s’agit celui d’une théâtralisation de la vie des couples, doublée d’une théâtralisation des apparences de la vie des aventuriers et des solitaires. Le luxe en reste la forme esthétique, la liberté anarchique des gangsters la forme philosophique et sociale. L’identité de ses personnages se présente donc comme le mirage changeant d’une même nostalgie. On s’y fracasserait les ailes, si l’on voulait briser en lui ce rêve.
Ayant visité récemment Berlin, j’y ai consacré des nuits entières aux bars qui restent ouverts jusqu’à l’aube, et où l’on rencontre les plus étonnants noctambules du monde. Vers trois ou quatre heures du matin, on y voit apparaître des travestis qui posent un caniche sur les genoux du client de leur choix, des femmes tumultueuses, fardées de blanc, qui se jettent sur leur voisin pour lui parler de Nietzsche, des intellectuelles à grandes lunettes    rondes    qui    boivent    du    champagne   en   jurant

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qu’elles préfèreraient, en toute occasion, le suicide à l’assassinat, des maquereaux élégants et taciturnes, des artistes faussement débonnaires, enflés de bière et de désespoir, et quelques autres espèces, indiscernables, d’extravagants une véritable collection de personnages de Richard Lindner au naturel. Au « Zwiebelfisch », par exemple, j’ai cru qu’entré par hasard dans ses tableaux, leur silence craquait, se fêlait de toutes parts pour faire parler l’arrière-monde, germanique et cosmopolite, de toute la peinture « américaine », fille amnésique et perverse de l’Europe. Non seulement j’y reconnaissais ce que les intellectuels appellent le « retour du refoulé » des années vingt en Allemagne, et la dégradation de toutes les idées du romantisme, mais la catharsis nocturne d’un peuple qui, ayant perdu son identité avec et à travers le nazisme, cherche à désespérément faire coïncider ce qui lui reste d’âme avec l’idéologie américaine. Plus j’y songeais, écoutant ma voisine me répéter en anglais ( elle me prenait pour un New-yorkais ) que chaque individu a raison dans son individualité: l’assassin dans son assassinat, le bourgeois dans son confort, le révolutionnaire dans ses risques et le poète dans  sa  poésie,  et  plus  la  peinture  de  Lindner  me  devenait,  de     loin,    transparente.     Je    croyais    enfin    approcher     de

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réapparaissent chaque fois sur la scène intime de sa peinture, les mêmes acteurs, et les mêmes actrices auxquels il propose de jouer, avec de subtiles variations, des rôles presque semblables: il change ici la perruque, là le pantalon, la chaussure, ailleurs un chien va s’interposer entre les protagonistes, mais c’est toujours du même jeu psychologique qu’il s’agit celui d’une théâtralisation de la vie des couples, doublée d’une théâtralisation des apparences de la vie des aventuriers et des solitaires. Le luxe en reste la forme esthétique, la liberté anarchique des gangsters la forme philosophique et sociale. L’identité de ses personnages se présente donc comme le mirage changeant d’une même nostalgie. On s’y fracasserait les ailes, si l’on voulait briser en lui ce rêve.
Ayant visité récemment Berlin, j’y ai consacré des nuits entières aux bars qui restent ouverts jusqu’à l’aube, et où l’on rencontre les plus étonnants noctambules du monde. Vers trois ou quatre heures du matin, on y voit apparaître des travestis qui posent un caniche sur les genoux du client de leur choix, des femmes tumultueuses, fardées de blanc, qui se jettent sur leur voisin pour lui parler de Nietzsche, des intellectuelles à grandes lunettes    rondes    qui    boivent    du    champagne   en   jurant

qu’elles préfèreraient, en toute occasion, le suicide à l’assassinat, des maquereaux élégants et taciturnes, des artistes faussement débonnaires, enflés de bière et de désespoir, et quelques autres espèces, indiscernables, d’extravagants une véritable collection de personnages de Richard Lindner au naturel. Au « Zwiebelfisch », par exemple, j’ai cru qu’entré par hasard dans ses tableaux, leur silence craquait, se fêlait de toutes parts pour faire parler l’arrière-monde, germanique et cosmopolite, de toute la peinture « américaine », fille amnésique et perverse de l’Europe. Non seulement j’y reconnaissais ce que les intellectuels appellent le « retour du refoulé » des années vingt en Allemagne, et la dégradation de toutes les idées du romantisme, mais la catharsis nocturne d’un peuple qui, ayant perdu son identité avec et à travers le nazisme, cherche à désespérément faire coïncider ce qui lui reste d’âme avec l’idéologie américaine. Plus j’y songeais, écoutant ma voisine me répéter en anglais ( elle me prenait pour un New-yorkais ) que chaque individu a raison dans son individualité: l’assassin dans son assassinat, le bourgeois dans son confort, le révolutionnaire dans ses risques et le poète dans  sa  poésie,  et  plus  la  peinture  de  Lindner  me  devenait,  de     loin,    transparente.     Je    croyais    enfin    approcher     de

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